Thérèse, femme de la limite entre ciel et terre

Il est intéressant de regarder les expériences mystiques de Sainte Thérèse de Jésus, à la lumière des approches de la philosophie moderne dont certaines tendances considèrent la condition humaine comme frontière.

Certains philosophes en effet voient l'être humain comme une personne évoluant toujours aux frontières et à la limite d'elle-même, dans un monde qui a lui aussi des frontières :

La tentation de se risquer ou de se perdre entre ces deux mondes est fascinante, car le passage de l'un à l'autre engendre presque toujours une émotion forte pour se maintenir en équilibre, malgré le vertige et la crainte perdre pied : peur de l'arrachement au monde connu et attrait de la nouveauté béante et sidérante.

Mais il faut tenir coûte que coûte à la fois dedans et dehors, rester dans le réel avec avec un pied dans l’irréel.
Il faut persévérer à la fois dans son « être-dans-le-monde » et accepter de se laisser dissoudre dans l’autre puisque la nouveauté qui surgit est un espace de lumière et de transcendance inaccessible. Toutefois, la sensation qui est alors ressentie, dispose l'esprit à l'accueil d'une connaissance obscure et émotionnelle. C'est dans cette approche incommunicable avec le transcendant, que le ressenti d'une force intérieure et silencieuse laisse sourdre une parole venant d’un Autre. Cette Parole incontournable fait écho et fonde les décisions à prendre.

Dans le cas de Thérèse, l’autre monde est vraiment identifié ; elle y est parvenue au prix de beaucoup de temps et de désagrément et non sans inquiétude et sans peur y compris la peur de mourir. Mais dès qu’elle a atteint la certitude de qui est l’Autre, tout est mis à distance, y compris la peur de la mort. Elle écrit (Vie ch. 38, 5) :

 Depuis cette faveur, je ne crains presque plus la mort que j’avais toujours tant redoutée. Mourir me semble maintenant la chose la plus facile pour celui qui sert Dieu. » Elle aussi se situe à la limite ; elle est une habitante de la limite, une femme de la frontière avec un pied dedans et un pied dehors ; mais déjà plus tournée vers le dehors que vers le dedans, vers le surnaturel. Les grâces secrètes que le Seigneur lui a données et ce qu’elle a vu de l’au-delà, l’attire irrésistiblement ; elle vit comme dans un rêve. «

 « Tout ce que je vois des yeux du corps me semble alors un songe, une plaisanterie. Mais ce j’ai vu des yeux de l’âme, voilà ce que je désire. »  (Vie 38,7) Et désormais, parce qu’elle est passée de l’autre côté, rien sur terre ne l’intéressera plus vraiment ; ainsi retirée à San José, le premier carmel fondé par elle, et qu’elle appelle « ce petit jardin bien clos», elle écrit « Désormais hors du monde, en peu nombreuse et sainte compagnie, je regarde comme d’en haut et peu m’importe ce qu’on dit ou ce qu’on sait…Je vis dans une sorte de songe, je crois presque toujours rêver ce que je vois…Me réjouir ou m’affliger ne dépend plus de moi….… » (Vie 40,22)

Ste Thérèse nous communique quelque chose de l’au-delà, de la connaissance de l’autre monde. Là se trouve pour elle la Vérité.
Mais en raison de l’impact psychologique qu’avaient sur elle les phénomènes mystiques, il lui était vraiment difficile d’exprimer ses expériences les plus intimes. Elle considérait que le langage littéraire était nettement insuffisant pour exprimer l’expérience mystique surnaturelle, ineffable, intraduisible. « Je voudrais pouvoir donner une idée de la plus petite de ces révélations, mais tout bien réfléchi, c’est impossible.  ».(Vie38,2)
Il est donc aisé de comprendre qu’elle fut obligée de créer un langage nouveau, un langage descriptif pour rapporter l’indescriptible, afin de pouvoir elle aussi comprendre ces expériences, un langage capable de faciliter l’expression de son intimité ; c’est un langage fortement autobiographique, auto confessionnel, riche en images, comparaisons, symboles et récits allégoriques.

Tout le chapitre 38 du Livre de sa Vie mériterait d'être lu !